Idée 9 – Le sens physique

Quelques années plus tôt, au Plasma Physics Laboratory à Princeton :

Jeannette : «  Excuse me, I don’t really understand this Weibel instability  »
Roberto : «  OK. Well, imagine that you are an electron. Yes ? What do you feel ? What are the forces that act on you ?  »

(Histoire vraie, dont j’ai été témoin, entre une postdoc et un chercheur permanent. Les noms ont été changés.)

Il se peut que cet article soit un peu long, car c’est un thème qui me tient particulièrement à coeur. Tu peux voir ça comme une invitation au voyage…

Le sens physique. C’est un de ces mots mystérieux qu’on entend de temps en temps, de la bouche d’un professeur « Cet élève a un sens physique déplorable », ou de sa plume « Excellent sens physique », ou, plus rarement, de la bouche d’un étudiant « Ah ouais moi j’ai aucun sens physique. Du coup pour moi la physique c’est que des maths ».

Moi je ne suis pas d’accord avec ces affirmations. Tout le monde a un sens physique. Tout le monde ! On a des membres, des oreilles, des yeux, un cerveau. Et on est vivant (sinon c’est chelou). Donc, on existe, et on ressent le monde qui nous entoure, depuis qu’on est né.
Tu as des sens, qui ressentent le monde, que la physique essaie de décrire. Donc, ce que la physique essaie de décrire, tu le connais déjà, tu en as l’expérience.

Toi et ton sens physique

Alors le sens physique c’est quoi ?
Prenons un exemple. Est-ce que tu fais un sport ?
Prends quelques secondes pour t’imaginer entrain de faire l’action la plus emblématique de ton sport.
Peut-être est-ce lancer un ballon ? Grimper sur un mur ? Mettre une cartouche à un type sur un terrain de rugby ?
Allez vas-y, imagine. Ferme les yeux 5 secondes si ça t’aide.


Quand tu t’imagines cette action, est-ce seulement une image ? Ou est-ce que c’est plus que ça ?
Est-ce que tu ressens autre chose ?

La plongée et la physique

Prenons la plongée par exemple. Pas que j’y connaisse grand chose, mais c’est parlant.
Tu t’imagines assis(e) sur le bord d’un bateau avec ta combinaison et ta bouteille. Tu ressens le poids de la bouteille sur tes épaules, tu ressens la matière de ta combinaison, tu entends le clapotis de l’eau. Puis tu y vas, tu pars en arrière et te laisse tomber du bateau. Le contact de l’eau arrive très vite, les sons changent, ton poids et celui de la bouteille te paraissent soudainement bien moindres. La lumière autour de toi n’est plus la même. Tout ton corps te permet maintenant d’avancer, alors que sur Terre (en général) il n’y a que tes pieds qui te le permettent.
Tu peux probablement imaginer tout ça ? Le ressentir ?

Alors c’est quoi le lien avec la physique ?
Eh bien, la gravité tu connais (le poids de la bouteille, la chute), la troisième loi de Newton (la sensation sur tes épaules, le bateau sous toi, l’impact avec l’eau, la possibilité d’avancer avec tes bras, tes jambes), la propagation des ondes sonores à travers des milieux différents (dans l’eau, dans l’air, à travers la combinaison), la diffusion thermique (à travers la combinaison), la convection thermique (la sensation de froid dans l’eau diffère selon tes mouvements), le rayonnement thermique (le soleil qui te réchauffait quand tu étais encore sur le bateau), la poussée d’Archimède (les poids ressentis changent lors d’un changement de milieu), la réfraction de la lumière (ta vision change sous l’eau).
Tu vois ?

Evidemment, c’est moins facile si tu n’as jamais fait de plongée. Alors maintenant que tu vois ce qu’on essayait de faire, retourne penser à ton sport. Ton instrument de musique. Un calme jour à profiter du soleil au bord de la Seine ? Qu’est ce que tu ressens ?

Non seulement tu connais la physique, mais tu la connais intimement, pas juste avec des mots et des images. Tu peux te souvenir de sensations. C’est même mieux que ça, tu connais intimement le monde que la physique essaie de décrire. Donc non seulement tu connais ce que la physique essaie de décrire, mais tu le connais tellement en détails que tu sais quand la physique passe à côté de quelque chose, ou au contraire quand elle le décrit bien.

Ressentir l’inconnu

Le cerveau est puissant, il est capable de conjurer des sensations à propos de situations dans lesquelles on n’est pas. Et c’est encore mieux que ça, il est tellement puissant, et ça fait tellement longtemps qu’on se promène dans le monde et qu’on a accès à tout un tas d’expériences, qu’on est capable d’imaginer des choses qu’on n’a jamais vécu.

Peut-être n’as-tu jamais fais de plongée et tu as quand même compris de quoi je parlais plus haut ?
Peut-être n’as tu jamais essayé de sauter du haut de la tour Eiffel (EUH, pas peut-être, tu n’as jamais essayé), et pourtant, tu peux imaginer ce que tu ressentirais ? La sensation de vide, de n’être soutenu par rien, la sensation de gagner en vitesse, les frottements de l’air contre ta peau et tes vêtements. La panique totale aussi oui. Ou une sensation de paix intense, va savoir.

Promenade sur Vénus

Une des choses auxquelles j’adore penser, c’est à la planète Vénus. Ca m’amuse d’essayer de ressentir à quel point c’est absolument invivable là-bas. Viens je t’y emmène, mais souviens-toi, le meilleur moyen que tu as de m’y suivre n’est pas de lire ce que je raconte comme une suite d’informations (dont tu n’as pas grand chose à faire je suppose), mais de le lire comme une invitation à ressentir ce que ça fait d’être là-bas, juste pour voir.

La gravité est de 8,87 m/s² sur Vénus. Assez semblable à la notre, à celle que tu ressens maintenant. Un peu plus faible cependant. Tu te sens un peu plus léger(ère). Ca doit être sympa pour sauter haut. Peut-être un peu bizarre pour courir parce que tu sens que tu accroches moins bien au sol.

La pression est de 93 bars au sol sur Vénus. Alors ça c’est compliqué à ressentir, donc faisons un détour. Tu es déjà allé au fond d’une piscine, ou à la mer ? Plus tu descends, plus la pression de l’eau pousse sur tes tympans, au point d’être douloureux si tu descends ou remonte trop vite, et en tout cas de plus en plus compliqué à gérer quand tu descends bas. La plupart d’entre nous avons l’expérience de quoi ? 3 mètres de profondeur ? Peut-être 5, voire 10 mètres si ta piscine avait un bassin de plongée ?
Sur Vénus c’est cette sensation là, mais à 930 mètres de profondeur …
C’est probablement un problème plus subtil que ça d’ailleurs. Sur Terre, certains arrivent à plonger à environ 300 mètres en combinaison, 800 en scaphandre, aussi il ne faut pas s’attendre à une augmentation linéaire des ressentis sensoriels avec la pression. Peut-être logarithmique, comme beaucoup de sensations humaines ?
En tout cas, on a un début de quelque chose.

La température sur Vénus est d’un peu plus de 460°C. Ca c’est peut-être moins difficile à imaginer ? Un feu de cheminée bien parti par exemple, (bien qu’évidemment ça dépende un peu d’où tu regardes dans la cheminée) est environ à 800°C. Un four c’est plutôt 230°C. Donc Vénus est quelque part entre un four et un feu de cheminée. Certains métaux comme le plomb et le zinc commencent à fondre à une telle température (enfin ils fondent sur Terre, où il règne une pression de 1 bar; sur Vénus je ne sais pas trop comment ça se passerait). Il paraît que la température est telle que les roches rougeoient légèrement.
Tu es toujours sur Vénus avec moi ? Ca te manque les jours où tu avais trop chaud en été sur notre bonne vieille Terre ? Tu voudrais un peu d’eau ? Ou quoi que ce soit de liquide ? Pas de chance, il ne pleut pas sur le sol vénusien.

Pourtant il y a des nuages au-dessus de nos têtes, alors qu’est ce qu’il se passe ?
Comme c’est le cerveau qui est en charge là, on peut se faire plaisir, et faire un petit tour dans les nuages en volant. Les pluies sur Vénus sont des pluies d’acide sulfurique. Tu as déjà fais un peu de chimie, et maladroit(e) comme tu es tu t’es déjà retrouvé avec de l’acide sur les mains ? Tu as déjà fais le ménage chez toi au moins ?
Donc tu as une idée de comment on se sent dans les nuages là-bas. Mais attends, souviens-toi qu’il fait chaud ! En fait, il fait tellement chaud que lorsque les gouttes se forment, elles commencent à tomber puis s’évaporent avant de toucher la surface…

Finissons avec les sondes soviétiques du programme Venera, ce qui cette fois est une histoire vraie. Dans les années 70, 80 les russes ont envoyé des sondes se poser à la surface de Vénus. Imagine que tu es une de ces sondes. Imagine le bien. Tu viens de voyager pendant plusieurs mois en provenance de la Terre, et il est temps de te lancer pour un atterrissage sur Vénus. C’est parti, tu commences ta descente, tu traverses les nuages, il fait chaud, la pression autour de toi est insoutenable, tu touches le sol. Vite vite, il est temps de ramasser un échantillon, l’analyser rapidement, envoyer quelques photos, vit, v, v…………..

Et alors ?

Bon allez stop, revenons sur Terre. Revenons à quelque chose de plus pragmatique.
A quoi ça sert, le sens physique alors ?
-Déjà, ça rend les cours de physique un peu moins ennuyeux (un peu moins chiants, disons-le).
Et puis c’est aussi utile quand on fait des exercices, pour tout un tas de raisons.
Deux exemples :
– On sait de quoi on parle, donc on est plus immergés dans le sujet, et arriver à la solution devient une énigme plus intéressante.
– Il est plus facile d’éviter d’écrire des absurdités quand on fait des applications numériques. Un ballon de 5 litres rempli d’hélium, qui vole, qui a une masse de 5 kg ? Ben non. Tu peux bien t’imaginer ce que ça fait 5 kg non ? Tu as déjà porté un pack de bouteilles d’eau, ce genre de chose. Tu peux sentir, dans tes bras, qu’il n’y a aucune chance qu’il vole. Un débit de 8,7 tonnes par picoseconde, tu y crois toi ?

Cela dit, je le concède, c’est vrai que la physique ne décrit pas que des choses immédiatement accessibles aux sens. Une énergie, une puissance ? La mécanique quantique ?
Mais petit à petit, on s’habitue. Et si on l’encourage dans la bonne direction, c’est vraiment puissant, un cerveau.

Rien à voir mais, irons-nous sur Vénus ?

PS : Merci à Valentine pour l’idée de parler de plongée, et merci à Paul pour les détails supplémentaires dont j’avais besoin pour en parler de manière à peu près crédible.

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